samedi 24 mars 2018

« La dictature du changement perpétuel est le nouvel instrument de soumission des salariés » (basta)

PAR 
Les nouvelles méthodes de management se prétendent au service de l’épanouissement des salariés, de leur « savoir être » et de la « réalisation de soi » en entreprise. Danièle Linhart, spécialiste de l’évolution du travail et de l’emploi, démonte ces impostures et montre comment le management moderne s’inscrit dans la lignée du travail à la chaîne théorisé par Taylor et Ford pour toujours mieux asservir les salariés. Objectif : déposséder les travailleurs de leurs savoirs et de toute forme de pouvoir dans l’entreprise. « Le patronat ne veut surtout pas que la contestation massive qui s’est exprimée en 1968 ne se reproduise », explique-t-elle. Entretien.
Basta ! : L’histoire du travail salarié est celle, dîtes-vous, d’une dé-professionnalisation systématique des travailleurs. Taylor a initié cette dynamique avec son « organisation scientifique du travail » au 19ème siècle qui, loin d’être neutre, visait à contrôler les ouvriers. Comment cette dé-professionnalisation a-t-elle été imposée ?
Danièle Linhart [1] : Taylor avait identifié le fait qu’au sein des entreprises, le savoir, c’est aussi le pouvoir. Sa théorie : si on laisse entièrement le savoir aux ouvriers dans les ateliers, alors les employeurs sont privés du pouvoir. Ce qui, bien entendu, serait dommageable à la profitabilité des entreprises. A l’époque, c’est à dire à la fin du 19ème siècle, lorsqu’un capitaliste décide de monter une entreprise, il possède l’argent, mais pas la connaissance ni les savoir-faire. Pour produire, il fait donc appel à des ouvriers et des compagnons qui organisent eux mêmes le travail.
La grande invention organisationnelle de Taylor consiste à ce que la direction puisse réunir – et s’approprier – l’ensemble des connaissances détenues par les ouvriers, les classer, en faire la synthèse, puis en tirer des règles, des process, des prescriptions, des feuilles de route. Bref, in fine, à ce que la direction puisse dire aux ouvriers en quoi consiste leur travail. Il s’agit d’un transfert des savoirs et du pouvoir, des ateliers vers l’employeur, et d’une attaque en règle visant la professionnalisation des métiers.

Quelles sont les conséquences de ce processus ?
Cette réorganisation fait émerger de nouveaux professionnels, des ingénieurs et des techniciens. Ceux-ci ont une masse de connaissances et d’informations à gérer et à organiser, afin de mettre en place des prescriptions de travail, à partir des connaissances scientifiques de l’époque. On a donc pris l’habitude de présenter le taylorisme comme une organisation « scientifique » du travail, sachant qu’à partir du moment où la science décide, ce qui en ressort est nécessairement impartial et neutre.
C’est évidemment faux : l’organisation du travail proposée par Taylor, qui était consultant au service des directions d’entreprises, est profondément idéologique. Elle a systématiquement et sciemment dépossédé les ouvriers de ce qui fonde leur force, leur identité, et leur pouvoir : le métier et ses connaissances. L’objectif est d’installer une emprise sur les ouvriers, de façon à ce qu’ils ne travaillent pas en fonction de leurs valeurs et de leurs intérêts, mais en fonction de ce qui est bon pour les profits de l’entreprise et l’enrichissement de leur employeur.
Il semble pourtant décisif pour Taylor de faire apparaître cette dépossession comme juste et honnête. Henry Ford, qui instaure le travail à la chaîne quelques années plus tard, se présente lui aussi comme un bienfaiteur de l’humanité. Quels arguments avancent-ils pour convaincre l’opinion publique ?
Taylor a toujours prétendu se situer du côté du bien commun : il affirme avoir permis une augmentation de la productivité dont toute la nation américaine a profité, alors même qu’il préconise de répartir les énormes gains de productivité obtenus grâce à son organisation du travail de manière très inégalitaire : 70 % pour l’entreprise – c’est à dire pour les actionnaires – et 30 % pour les salariés. Il dit aussi avoir « démocratisé » le travail, en l’éloignant des syndicats de métiers. Selon lui, grâce aux prescriptions définies par la hiérarchie, n’importe quel paysan pourrait désormais devenir ouvrier. Il assume totalement le fait d’avoir dépossédé les ouvriers de leur travail. Et donc, d’une partie de leur dignité.
Quelques années plus tard, Ford se présente aussi comme un bienfaiteur de l’humanité, alors qu’il propose un système technique et organisationnel encore plus contraignant. Le travail à la chaîne, c’est un pas supplémentaire vers l’asservissement. Les salariés sont non seulement tenus par des prescriptions et feuilles de route produites par la direction et sur lesquelles ils n’ont pas de prise. Ils sont désormais tenus par le rythme – infernal – imposé par la chaîne. Ford disait : « Grâce à moi, tout le monde pourra avoir sa voiture. Je participe à la cohésion sociale, et c’est un progrès formidable. »
Pourtant, chez Ford, les ouvriers étaient exploités encore plus durement qu’au sein des autres usines...
Effectivement. Le rythme y était tel qu’ils étaient très nombreux à jeter leurs outils sur la chaîne, en assurant qu’il était impossible de travailler à de telles cadences. En 1913, plus de 1300 personnes par jour doivent être remplacées ! Le taux de rotation avoisine les 380 %, ce qui est trop élevé pour assurer la production et tirer les profits escomptés. Pour fixer les ouvriers, il décide alors d’augmenter les salaires, jusqu’à ce qu’ils restent. Résultat : les paies sont multipliées par 2,5. Ce qui est énorme pour l’époque, évidemment. Ford présente cette augmentation de salaire, mise en place pour faire supporter des conditions insupportables, comme un véritable progrès social. Il fait croire à un scénario « win win », comme disent les managers aujourd’hui : tout le monde serait gagnant, l’employeur comme les salariés.
Ford pousse la logique d’exploitation plus loin que Taylor. Y compris à l’extérieur de l’atelier. Il se préoccupe d’entretenir et de reproduire « la force de travail » jusque dans la vie quotidienne des ouvriers. Quelle forme cette stratégie prend-t-elle ?
Pour tenir le coup lorsqu’ils travaillent à la chaîne, les ouvriers doivent littéralement mener une vie d’ascète. Henry Ford créé un corps d’inspecteurs chargés d’aller vérifier qu’ils se nourrissent bien, qu’ils dorment correctement, qu’ils ne se dépensent pas inutilement, qu’ils ont un appartement bien aéré... Ford, qui était végétarien, propose même des menus à ses ouvriers. Il exerce une véritable intrusion dans la vie privée, officiellement pour le bien des salariés.
On retrouve le même discours dans le management du 21ème siècle, qui prétend répondre aux aspirations les plus profondes des salariés : « Vous allez être contents de travailler chez nous. Vous verrez, nous allons vous faire grandir. » Il faut avoir du courage, être audacieux. Entretenir son corps. Dans certains bureaux, on peut désormais travailler sur ordinateur tout en marchant, grâce à des tapis roulant ! Les DRH parlent de bienveillance et de bonheur, comme Ford le faisait avec ses inspecteurs. La volonté de prise en charge de la vie des salariés perdure.
Comment se manifeste cette intrusion, dans l’entreprise du 21ème siècle ?
On leur propose par exemple des massages, de la méditation, des activités destinées à créer des relations avec leurs collègues. Certaines entreprises distribuent des bracelets pour que les salariés puissent comptabiliser leurs heures de sommeil. C’est très intrusif. L’organisation moderne du travail est un perfectionnement des méthodes de Taylor et de Ford : les directions s’occupent de tout, tandis que les salariés s’engagent totalement pour leur entreprise, avec l’esprit « libéré ».
Il s’agit toujours de faire croire aux salariés que cela est réalisé l’est pour leur bien. La logique du profit, la rationalité capitaliste deviennent l’opportunité pour les salariés de faire l’expérience de leur dimension spécifiquement humaine. D’ailleurs, les qualités qui leur sont demandées relèvent de dimensions qui vont au delà du professionnel : il s’agit de l’aptitude au bonheur, du besoin de se découvrir, de la capacité à faire confiance, à mobiliser son intuition, son sens de l’adaptation, à faire preuve de caractère, d’audace et de flexibilité…. La notion de « savoir être » est d’ailleurs devenue l’un des axes forts de la nouvelle gestion des salariés préconisée par le Medef.
La dépossession professionnelle mise en place par Taylor plonge les salariés dans un état de soumission et de dépendance hiérarchique inouï pour l’époque, dîtes-vous. Le management contemporain impose-t-il la même chose ?
Avec le taylorisme, les salariés ne peuvent plus travailler sans les préconisations de leurs supérieurs, comme les gammes opératoires, les délais alloués... On retrouve cela dans le management actuel, bien entendu, puisque le travail reste défini par les directions, assistées de cabinet de conseils qui élaborent des procédures, des protocoles, des « bonnes pratiques », des méthodologies, des process… Les salariés n’ont aucune prise sur cette définition. La dictature du changement perpétuel accentue même cette dépendance. Dans toutes les entreprises – que ce soit dans l’industrie ou dans les services – on change régulièrement les logiciels, on recompose les services et départements, on redéfinit les métiers , on organise des déménagements, on externalise, puis on ré-internalise... Ce faisant on rend les connaissances et l’expérience obsolètes. On arrive même à transformer de bons professionnels en apprentis à vie ! Les gens sont perdus.
Les salariés le disent d’ailleurs de manière très explicite : « Je ne sais plus où je suis dans l’organigramme. Je ne sais pas de qui je dépends. » Ils sont totalement déstabilisés, se sentent en permanence sur le fil du rasoir et se rabattent sur les procédures et les méthodes standard, comme sur une bouée de sauvetage. Mais ces procédures et méthodes standard ne sont définies et maîtrisées que par les directions… Les salariés se retrouvent en proie à des doutes terribles. Ils se sentent impuissants, incompétents. Ils sont obligés de mendier des aides techniques. Leur image de soi est altérée. Ils ont peur de la faute, de faire courir des risques à autrui. Ces méthodes les jettent dans une profond sentiment d’insécurité.
Face à cette exigence du changement permanent, les anciens apparaissent comme embarrassants. Vous expliquez que leur expérience est disqualifiée et leur expertise oubliée. Comment cette disqualification se met-elle en place ?
Il faut éviter, quand on est manager, d’avoir des gens capables d’opposer un autre point de vue en s’appuyant sur les connaissances issues d’un métier ou de leur expérience. Si un salarié revendique des connaissances et exige qu’on le laisse faire, c’est un cauchemar pour une direction. Or, les seniors sont les gardiens de l’expérience, ils sont la mémoire du passé. Ça ne colle pas avec l’obligation d’oublier et de changer sans cesse. Il y a donc une véritable disqualification des anciens. On véhicule l’idée qu’ils sont dépassés, et qu’il faut les remplacer.
Il s’agit en fait de déposséder les salariés de leur légitimité à contester et à vouloir peser sur leur travail, sa définition et son organisation. L’attaque contre les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) se situe dans cette même idéologie de dépossession. Ils constituaient en effet des lieux de constitution de savoirs experts opposables au savoir des directions. Les seuls savoirs experts qui doivent désormais « légitimement » exister sont ceux portés par les équipes dirigeantes où se trouvent des gens issus des grandes écoles, secondés par des cabinets de consulting internationaux.
La destruction des collectifs de travail, et le développement de l’individualisation dans la gestion des « ressources humaines », s’inscrivent-ils dans cette même ligne idéologique ?
Évidemment. C’est particulièrement vrai en France où l’individualisation systématique de la gestion des salariés a été enclenchée par le patronat au milieu des années 1970, avec toujours cette excuse officielle de la prise en compte des aspirations profondes des salariés et de leur besoin d’autonomie. Cela s’est fait en réaction aux mobilisations de 1968. Il y a eu du côté du patronat une peur très forte de la capacité de contestation massive qui s’est exprimée en 1968, sous la forme de trois semaines de grève générale avec une occupation des usines. Ce moment a été d’une violence inouï pour les chefs d’entreprise qui ne veulent surtout pas que cela se reproduise.
Depuis, tout a été mis en place pour individualiser la relation entre les entreprises et les salariés, et la relation de chacun à son travail. On a instauré des primes et des augmentations de salaire individualisées, ainsi que des entretiens individuels qui mettent le salarié seul face à son employeur pour définir des objectifs individuels – assiduité, disponibilité, qualité de la coopération avec les autres, attention aux ordres, implication, augmentation de la productivité, et j’en passe...
Il y a une mise en concurrence systématique des salariés entre eux, qui auront en retour tendance à se méfier des autres, considérés comme responsables d’une situation générale défavorable. Sans le recours possible aux autres, sans leur complicité et leur aide, voire en concurrence avec eux, les salariés auront à affronter seuls les pénibilités, la dureté de ce qui se joue au travail. Le travail n’est plus une expérience socialisatrice, il devient une expérience solitaire. L’équation « à travail égal salaire égal » est terminée. À des postes semblables, on retrouve désormais des gens qui ont des formations différentes, des statuts différents, des salaires différents. Il n’y a plus cette logique collective reliée au fait que l’on subit les mêmes conditions.
Vous ajoutez que, en mettant en avant les « aspirations » profondes des salariés, qui iraient supposément dans le même sens que les besoins de l’entreprise, on met de côté l’enjeu politique que recèle le travail. En quoi cette mise de côté, qui a commencé avec l’avènement du taylorisme, persiste-elle aujourd’hui ?
Avec son organisation « scientifique » du travail, Taylor prétendait éradiquer toute une partie de la réalité, à savoir l’existence d’intérêts divergents entre salariés et patrons, l’existence de rapports de force, et la nécessité pour les ouvriers de disposer de contre-pouvoirs afin d’échapper à la domination et de faire valoir leurs intérêts. « Mon but unique, disait-il, est d’en finir avec la lutte stérile qui oppose patron et ouvriers, d’essayer d’en faire des alliés. » On est dans la dictature du consensus.
En France, à partir des années 1980, on s’est mis à parler de consensus dans l’entreprise, avec l’idée de la « pacifier ». Il faut « créer une communauté » et que tout le monde se sente solidaire, rame dans le même sens. Il s’agit là d’une escroquerie idéologique, puisqu’il est évident que les salariés ont des intérêts à défendre, qui divergent de ceux des employeurs : la prise en compte de leur santé, la préservation de leur temps de vie privée, le fait de travailler dans des conditions qui correspondent à leurs valeurs et à leur éthique. Aujourd’hui, on tente d’effacer l’idée même du conflit. Toute idée de controverse, de contradiction, d’ambivalence est désormais disqualifiée. Il s’agit, là encore, de discréditer l’idée même de contestation et d’opposition, voire de la supprimer.
Les nouvelles méthodes de management qui se déversent dans les entreprises ne se fondent pas sur une logique innovante, mais sur une application stricte et exacerbées du taylorisme. Chacun doit faire usage de lui-même selon des prescriptions édictées par les directions. Le « Lean management » [littéralement gestion « maigre », souvent traduit par gestion « au plus juste », ndlr], qui sévit de l’hôpital aux usines, a cette ambition : faire toujours mieux avec moins en utilisant des procédures et des protocoles pensés en dehors de la réalité du travail. On demande un engagement personnel maximal, avec la menace permanente de l’évaluation, dans un contexte où la peur du chômage pèse lourd. Tout cela crée beaucoup de souffrances. Qui persistent durant la vie hors travail, entravant le repos, la détente, les loisirs, en occupant sans cesse l’esprit.
Cet « enfer », dîtes vous, est très difficile à critiquer, notamment à cause de la théorie du changement incessant, pourquoi ?
Dans le management moderne, la critique est par définition archaïque. On vous oppose le fait que vous ne comprenez pas, que tout change sans cesse. Les gens qui n’adhèrent pas sont considérés comme étant dépassés. Ou bien comme des lâches qui n’acceptent pas de se remettre en question, de prendre des risques. D’ailleurs, le modèle militaire est très inspirant pour les managers. Des hauts gradés sont régulièrement invités dans leurs colloques et formations.
Mais l’archaïsme aujourd’hui, à mon sens, réside au contraire dans le modèle de subordination du salariat. Les citoyens ont une ouverture d’esprit, des compétences et un niveau d’information qui se sont démultipliés ces dernières années. Pourtant, aujourd’hui comme hier, dès que vous mettez les pieds dans l’entreprise, vous devenez assujetti d’office à la direction. Les syndicats ne semblent pas vouloir se risquer à remettre en question ce rapport de subordination, parce qu’ils ont intériorisé l’idée que c’est lui qui oblige les employeurs à respecter les droits, les protections et les garanties arrachés au cours des luttes. Mais, devrait-on objecter, si les salariés ont des droits c’est parce qu’ils travaillent, et que cela présente des risques. Il y a là une déconstruction à faire : il ne s’agit pas de remettre en cause le salariat, bien au contraire, mais d’exiger des droits et protections plus forts encore tout en revendiquant la suppression du lien de subordination qui est une entrave insupportable et injustifiée, qui étouffe la qualité, l’efficacité et la créativité du travail.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : CC jaimebisbal
Danièle Linhart, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Paris, Erès, coll. « Sociologie clinique », 2015, 158 pages.

Notes

[1Sociologue, auteure de nombreuses enquêtes et ouvrages (dont le dernier, La comédie humaine du travail.
De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale
, est paru en 2015 aux éditions Érès), Danièle Linhart est directrice de recherche au CNRS, professeure à l’université de Paris-Nanterre.

La loi instaurant un « secret des affaires » passe en toute discrétion à l’Assemblée (basta)

PAR 
a France s’apprête à transposer en catimini la directive européenne sur le secret des affaires, avec examen à l’Assemblée le 27 mars dans le cadre d’une procédure accélérée. Cette directive avait été adoptée il y a presque deux ans malgré les protestations de la société civile. Sous prétexte de lutter plus efficacement contre l’espionnage industriel, ce texte crée un droit général au secret pour les entreprises, qui leur permet potentiellement de traîner devant les tribunaux quiconque porterait à la connaissance du public une information sur leurs activités sur laquelle elles auraient préféré maintenir l’omerta.
C’est donc une épée de Damoclès qui pèse désormais sur les lanceurs d’alerte, les salariés et leurs syndicats, les journalistes, les chercheurs et les associations de protection des consommateurs et de l’environnement. Dévoiler un montage d’optimisation fiscale, comme dans le cas récent du groupe Kering de François Pinault(7ème fortune de France), révéler des difficultés économiques qui pourraient provoquer des licenciements massifs, comme dans le cas de Conforama, ou enquêter sur l’utilisation de produits toxiques dangereux pour les salariés et les consommateurs, pourraient ainsi tomber sous le coup du « secret des affaires ».
Certaines exceptions ont certes été introduites dans la directive pour protéger la liberté d’expression et l’intérêt général. Mais les institutions européennes ont en revanche catégoriquement refusé de restreindre la portée de ce texte aux seules situations concurrentielles, autrement dit aux cas où un acteur économique chercherait effectivement à acquérir des informations commerciales sensibles pour son propre gain. Ce qui laisse la porte ouverte à tous les abus, alors même que certaines firmes, comme le groupe Bolloré ou Veolia, ont de plus en plus tendance à vouloir museler leurs critiques aux travers de « procédures bâillon » (lire notre article).
Après l’adoption d’une directive européenne, les États membres ont théoriquement deux ans pour la transposer dans leur droit national. La date fatidique tombe dans les premiers jours de juin 2018. En France, la loi de transposition doit être examinée par l’Assemblée nationale le 27 mars, dans le cadre d’une procédure accélérée et passablement étrange, à l’initiative des députés de La République en marche (LREM) [1]« La France dispose de marges de manœuvre importantes pour la transposition de la directive dans notre droit national, et peut préserver les libertés tout en respectant le droit européen, soulignent dans une lettre ouverte un collectif regroupant syndicalistes, journalistes, lanceurs d’alerte, associations, chercheurs et simples citoyens (parmi lesquels les journalistes de Basta ! et de l’Observatoire des multinationales). Pourtant, le gouvernement et la majorité semblent avoir choisi, en catimini, de retenir une option remettant gravement en cause l’intérêt général et le droit des citoyens à l’information. »

Insécurité juridique pour les défenseurs de l’intérêt général

Dans sa version actuelle, la proposition de transposition de la directive dans le droit français reste assez proche du texte européen. Elle ne propose pas de sanctions pénales allant jusqu’à la prison ferme, comme c’était le cas par exemple de la proposition initialement inscrite dans la loi... Macron, de 2015, lorsque l’actuel Président était ministre de l’Économie de François Hollande (lire notre article). Elle n’en comporte pas moins des reculs, notamment le fait d’obliger même ceux qui auraient involontairement violé un « secret d’affaires » à réparer le préjudice pour l’entreprise.
Surtout, loin de « clarifier le droit » sur la protection des secrets commerciaux comme le clament ses partisans, cette nouvelle loi sur le secret des affaires ne fait que créer de nouvelles contradictions entre les exigences de la liberté d’expression, du droit à l’information et de l’intérêt général d’une part, et celles du secret des affaires d’autre part. Contradictions qui devront être tranchées au cas par cas par les tribunaux. ONG, syndicats et journalistes craignent que les entreprises se tournent de plus en plus vers les tribunaux de commerce, qui leur sont bien plus favorables. Le jugement récemment rendu par le tribunal de commerce de Paris censurant un article du magazine de Challenges sur les difficultés économiques de l’enseigne Conforama (lire notre article), alors même que la directive sur le secret des affaires n’était pas encore transposée dans le droit français, augure d’un bien mauvais présage.

Le fruit d’un patient travail de lobbying

Le secret des affaires est à bien des égards une invention française. Des propositions de loi en ce sens, préparées par un petit milieu de spécialistes autoproclamés de « l’intelligence économique », ont été présentées à plusieurs reprises ces dernières années à l’Assemblée nationale ou au Sénat, sans succès. La dernière tentative date de 2015 et de la loi Macron, dans laquelle avaient été introduits subrepticement des articles sur le secret des affaires. Le locataire actuel de l’Élysée avait alors reculé devant la levée de boucliers. Les partisans du secret des affaires se sont alors tournés vers les institutions européennes.
Un travail d’enquête approfondi mené par l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory montre comment un petit groupe de multinationales essentiellement françaises et états-uniennes (Alstom, Michelin, Solvay, Safran, Nestlé, DuPont, GE et Intel...) ont orchestré l’élaboration de la directive en relation étroite avec la Commission européenne et des cabinets d’avocats d’affaires internationaux (lire notre article). Grâce aux jeux de pouvoir à Bruxelles, ils ont fini par obtenir gain de cause.
Une fois adopté à l’Assemblée, le texte passera ensuite devant le Sénat, qui risque fort de vouloir le durcir. Comme lors de l’examen de la loi Macron en 2015, et comme lors de l’adoption de la directive européenne en 2016, la mobilisation de la société civile sera nécessaire pour éviter le pire.
Olivier Petitjean

Notes

[1
C’est habituellement toujours le gouvernement qui prépare les lois de transposition des directives européennes. Pour la première fois, cette transposition passe par une proposition de loi portée initialement par un groupe de députés La République en marche. Cette proposition de loi sera pourtant examinée à l’Assemblée dans le cadre d’une niche réservée aux projets de lois du gouvernement...

FRANÇOIS ASSELINEAU - SNCF : MACRON EST-IL SOUMIS A BRUXELLES ? (planete360)


CE QUE LES MEDIAS NE DISENT PAS SUR LA SNCF (les fils d'actu)


mardi 20 mars 2018

Quand les investisseurs privés inventent la « finance sociale » pour remplacer les services publics (basta)

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Un « contrat à impact social » visant à lutter contre la solitude des personnes âgées est expérimenté au Royaume-Uni. De quoi s’agit-il ? Le dispositif mobilise des fonds privés pour financer des programmes d’aide aux populations en difficultés : retraités isolés, anciens détenus, sans-abri, sans-emploi, ou encore enfants de l’assistance publique. Le tout, en échange d’une rémunération des investisseurs en cas de bons résultats. Comment ces « performances » sont-elles évaluées ? Le système permet-il de s’attaquer aux problématiques sociales, ou s’agit-il d’un supplétif pour des services publics menacés par les politiques d’austérité ?

« C’est fantastique d’être ici, on rencontre des gens merveilleux ! », s’enthousiasme Marjorie. L’octogénaire se rend tous les mardis au bout de Puxton lane, dans une ancienne fabrique de tapis reconvertie en centre de bien-être. Elle y a retrouvé ce qui lui manquait le plus : des gens à qui parler. Elle y rencontre ses amies, déjeune, suit le cours de fitness… et surtout chante, l’un de ses grands plaisirs. « C’est bon pour le cerveau ! », assure celle qui dix ans auparavant pratiquait encore la danse de salon quatre fois par semaine avec son mari, Allan. Mais lorsqu’en 2008 on décèle chez lui des symptômes de démence, la vie du couple bascule. « J’étais tellement occupée à prendre soin de lui que j’ai perdu contact avec tout le monde. Je me sentais totalement perdue. »
Après plusieurs années d’isolement, il a suffi d’un coup de fil et d’une rencontre pour que l’espoir renaisse. C’est Charlie, 26 ans, qui l’a suivie dans cette période très difficile. Visage poupin et empathique, Charlie est à la fois bénévole et salariée de Simply limitless – le nom de ce centre de bien-être de Kidderminster, une ville de 55 000 habitants située à 200 kilomètres au nord-ouest de Londres. Le centre est un havre de paix, lové dans un bras de la rivière Stour. « Au début, raconte Charlie, j’allais voir Marjorie toutes les deux semaines pour parler avec elle de ce qui pourrait l’aider à se sentir mieux, l’inciter à participer à des activités organisées au centre. Je ne sais pas où elle serait si on ne lui avait pas proposé de participer au programme Reconnections. »

Le « social impact bond », dernier-né des partenariats public-privé

Marjorie fait partie des plus de 1000 femmes et hommes à bénéficier ou à avoir bénéficié de ce programme de lutte contre la solitude, mis en place en juillet 2015 à l’initiative du Comté de Worcestershire, dont fait partie Kidderminster. Pour les aider à se réinsérer socialement et à rompre leur isolement, le service offre à chaque personne prise en charge un suivi personnalisé de six à neuf mois, assuré grâce à une dizaine de travailleurs sociaux, mais aussi et surtout grâce à une armada de bénévoles – plus de 300 recrutés chaque année – sans lesquels le modèle ne serait pas viable.
Reconnections se distingue aussi par son mode de financement : ici, pas de fonds publics, mais une délégation à des investisseurs privés, sur le modèle désormais répandu au Royaume-Uni des « social impact bonds » (SIB), traduits en France par « contrats à impact social ». Leur principe ? Permettre à des collectivités de faire financer des programmes sociaux par le privé – fondations, entreprises sociales, banques... – comme la réinsertion d’ancien détenus, l’hébergement de sans-abris, ou la reconnexion des personnes âgées avec la société. Il s’agit, en somme, d’une nouvelle forme de partenariat-public-privé [1].

Concilier « profits » et « progrès social » ?

Le premier programme de ce type, lancé en 2010 après la crise financière, visait à réduire le taux de récidive des anciens détenus de la prison de Peterborough. Celui du comté de Worcestershire s’attaque à la solitude des personnes âgées. 850 000 euros sont levés, dont une grosse moitié auprès de Nesta impact investment, un fonds rattaché à une fondation internationale. Chez Nesta, on veut « démontrer qu’il est possible d’investir à la fois pour faire des profits et pour le progrès social ». Ce qui impliquerait de « mesurer l’impact social de manière rigoureuse », et de choisir des problématiques « à haut potentiel de retour sur investissement social et financier ».
Marjorie et Charlie.
Depuis une grande campagne lancée en 2011, la solitude est devenue un enjeu majeur outre-Manche. Un fléau causant souffrances, dépressions, davantage de maladies d’Alzheimer, de crises cardiaques. Selon une récente étude de la Croix rouge, plus de neuf millions de Britanniques se sentent souvent ou toujours seul. « La solitude peut être aussi mauvaise pour la santé que le fait de fumer quinze cigarettes par jour »affirme une revue scientifique britannique. Message reçu par la Première ministre Theresa May, qui vient d’annoncer la création… d’un ministère de la solitude. « Je suis sûre qu’avec le soutien des bénévoles, des militants associatifs, des entreprises et des députés de tout bord, nous allons pouvoir faire reculer la solitude », a réagi la nouvelle ministre Tracey Crouch.

Une conséquence de l’austérité budgétaire

Des associations, des entreprises et des collectivités travaillant main dans la main ? Certains n’ont pas attendu l’annonce de Theresa May pour miser sur cet attelage public-privé. C’est le cas d’Adrian Hardman, le conseiller du comté de Worcestershire en charge des affaires sociales. Carrure imposante et diction churchillienne, il défend sans sourciller le contrat à impact social lancé en 2015 par la majorité conservatrice à laquelle il appartient : « La solitude nous coûte très cher, et le gouvernement a réduit nos budgets de 46%. En période de restrictions, il est logique d’essayer de faire bouger les choses. Voilà pourquoi nous expérimentons le contrat à impact social. »
L’hôtel de Ville de Kidderminster.
Au niveau national, les services sociaux destinés aux personnes âgées ont été amputés de 160 millions de livres en cinq ans (182 millions d’euros) [2]. Difficile, dans ce contexte, de résister aux charmes de ce nouveau modèle de financement qui promet à la collectivité de Worcestershire trois millions d’économie sur 15 ans. Si l’objectif de réduction de la solitude est atteint d’ici l’été 2019, le comté et les services de santé rembourseront à Nesta et aux autres investisseurs l’intégralité de la somme avancée. A laquelle s’ajouteront des intérêts, calculés en fonction de la « performance » du programme, c’est à dire le nombre de personnes se sentant moins seules.
Le montant maximum à payer par la collectivité sera de 2 millions d’euros. Une dépense censée être compensée par les économies réalisées. Pour Adrian Hardman, ce sont même « les investisseurs qui supportent seuls le risque financier. » Si l’objectif n’est pas atteint d’ici 2019, l’investisseur perdra tout ou partie de sa mise, sans que le comté n’ait rien à débourser. Mais il n’est pas sûr que le calcul soit si avantageux : dans une étude publiée en 2016, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) estimait le système des SIB plus coûteux qu’un financement direct par des fonds publics (lire ici notre article sur l’arrivée des contrats à impact social en France).

La « finance sociale », supplétive du service public

Lancés au début de la vague d’austérité budgétaire qui a déferlé sur l’Europe, les contrats à impact social sont-ils appelés à prospérer sur les cendres de l’État providence ? Ce n’est pas l’avis de Lynne Raper, co-fondatrice avec son mari du centre Simply Limitless. Ayant exercé longtemps comme travailleuse sociale au sein de plusieurs collectivités locales, elle dit garder un mauvais souvenir de ces années passées au service des enfants et des familles en difficulté : « J’avais l’impression d’être une policière et de ne plus pouvoir exercer mon métier. A un moment, mon rôle se limitait à vérifier que les enfants allaient bien, à faire des croix dans des cases et à passer à la personne suivante. »
« A Simply Limitless, poursuit-elle, on prend le temps de parler avec les gens, de comprendre les raisons pour lesquelles ils sont seuls. Nos cours de fitness sont pleins et l’état de santé des bénéficiaires s’améliore à vue d’œil. C’est étonnant et très gratifiant ! » Lynne attribue ces résultats à la souplesse du dispositif, qui lui offre « une réelle l’autonomie »« L’investissement privé est une alternative intéressante, renchérit Paul, son mari, notamment lorsque les services sociaux subissent des restrictions budgétaires. Si des philanthropes veulent investir dans le social, ça ne peut être que bon pour la société. » (Image ci-contre : Lynne et Paul Raper)

Plus « efficaces »« rigoureux », plus « robustes », plus « innovants », plus « collaboratifs »… Janette Powell, qui conçoit et supervise la mise en œuvre de contrats à impact social depuis dix ans pour le compte de Social finance, l’ONG qui a inventé le modèle, ne tarit pas non plus d’éloges sur les avantages de ces programmes comparés aux formes traditionnelles de financement public. « Avec les social impacts bonds, on peut développer des projets de manière beaucoup plus fine et approfondie qu’en travaillant dans une collectivité. Dans les collectivités, on gère sans arrêt la crise. Les budgets sont serrés, et le manque de personnel tellement criant… »

« Les participants restent en situation de grand isolement »

Grâce au recours massif au bénévolat – et donc au travail gratuit, différence notable avec le service public – il est certain que Reconnections n’est pas sujet aux restrictions de personnel... Par ailleurs, le système repose sur la mesure du niveau de solitude des bénéficiaires, qui détermine la rémunération des investisseurs. Une évaluation bien loin d’être évidente. Comment estimer une donnée aussi subjective ? Depuis bientôt trois ans, les « parties prenantes » de Reconnections s’arrachent les cheveux sur la question. Pour bénéficier du programme, chaque participant doit estimer à son arrivée, puis de nouveau au bout de six mois, son degré de solitude sur une échelle chiffrée de 1 à 12, mise au point par des chercheurs de l’Université de Californie Los-Angeles.
Une nouvelle mesure est effectuée après 18 mois. Si le score progresse après six mois, le comté verse à l’investisseur 460 livres par personne (522 euros). S’il s’améliore à nouveau au 18ème mois, un autre versement de 240 livres est réalisé. Or, les chiffres ne progressent pas comme prévu. « Les investisseurs perdent de l’argent chaque mois », constate Janette Powell.
« La plupart de nos clients sont satisfaits du service. Ils sont plus heureux, assure Janet Morrison, experte indépendante et co-directrice de Reconnections. Nous obtenons de bons résultats en termes de bien-être et d’implication dans de nouvelles activités. Mais les scores de solitude n’évoluent presque pas. La solitude, ce n’est pas le nombre de relations, ni même la qualité de ces relations. C’est l’écart entre ce que vous avez, et ce que vous aimeriez avoir. » En 2016, une première évaluation du programme concluait : « Reconnections aide à réduire l’impact de la solitude et de l’isolement, mais les participants au programme restent la plupart du temps dans des situations de grand isolement. »

Pas d’avantages avérés

Sophie Pryce, la gestionnaire du programme Reconnections, reconnaît également : « La solitude n’est qu’un des multiples problèmes que les gens rencontrent. Dans ce comté très rural de Worcestershire, il n’y a pas de financement public. Le National health service [service public de santé, ndlr] a été essoré, et le transport est un autre problème important : il y a de moins en moins de bus, ce qui est un obstacle pour nos aînés. » D’où cette question : avec les « contrat à impact social », l’Angleterre n’est-elle pas en train de poser des sparadraps sur un corps social malade de l’austérité budgétaire et de ses services publics amputés ?
A Kidderminster.
Selon Social finance, sur les 108 contrats à impact social lancés dans le monde depuis 2010, 40 l’ont été sur le sol anglais. Ceux qui sont arrivés à terme ont-il atteint leurs objectif ? Selon deux chercheurs de l’Université d’Oxford, auteurs d’une étude publiée l’an dernier, « il y a très peu de preuves définitives que les services sociaux ainsi financés [par les SIB, ndlr] conduisent à de meilleurs résultats que les modèles de financement plus conventionnels » [3]. Le sociologue français Nicolas Duvoux est encore plus catégorique. Selon lui, « mesurer l’impact de manière aussi précise que le rendement ou la marge d’une entreprise, ça ne marche pas » [4].

Bientôt des contrats à « impact humanitaire »

Malgré une efficacité encore incertaine, les SIB s’apprêtent à débarquer en France. Un contrat a été signé fin 2016 entre l’Adie (Association pour le droit à l’initiative économique) et la BNP Paribas à destination des chômeurs en zone rurale, auquel s’ajoute au moins un autre qui finance l’hébergement d’urgence, notamment pour les exilés aspirant à demander l’asile – comme nous le révélions dans notre enquête « Spéculer sur l’insertion des demandeurs d’asile en France, un nouvel investissement rentable pour les financiers ». Le 18 janvier dernier, Christophe Itier, Haut-commissaire à l’Économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale, annonçait la signature avant la fin du premier trimestre de six nouveaux contrats, dont la mise en œuvre devra cependant franchir un certain nombre d’obstacles, tenant à leur degré de complexité.
La financiarisation du social est-elle en route de ce côté-ci de la Manche ? Interrogé par Basta !, Christophe Itier minimise l’importance des contrats à impact social en France, et souhaite les démarquer du modèle anglais : « Dans la version anglo-saxonne, il y a une titrisation financière » (l’émission de titres échangeables sur des marchés). Le modèle de contrat à impact social français serait au contraire « loin de cela »« Il n’appelle pas une financiarisation », insiste-t-il.
Pendant ce temps, les SIB poursuivent leur progression outre-Manche. Dans le Worcestershire, le programme de lutte contre la solitude va probablement être prolongé de quelques années. A l’échelle nationale, plusieurs projets sont en gestation : aide aux personnes âgées dépendantes, réduction de la mortalité des prématurés, ou encore retour à l’emploi des chômeurs de longue durée. Mieux : un marché sans frontière est en train de s’ouvrir aux investisseurs depuis l’annonce, le 16 février, du premier « contrat à impact humanitaire » au Nigeria, au Mali et en République démocratique du Congo.
Samy Archimède (texte et photos)

Notes

[1
Pour une illustration du mode de fonctionnement des social bonds, voir par exemple le schéma proposé sur le blog de Jean Dumonteil, sur Le Monde.fr. Voir également cette vidéo du gouvernement britannique. En France, voir par exemple ici
[2
NHS Digital (2016) ; Department for Communities and Local Government
[3
« Social Impact Bonds : The role of private capital in outcome-based commissioning », Daniel Edmiston et Alex Nicholls, Université d’Oxford. Etude parue en 2017 dans le Journal of political of Social Policy.
[4
Nicolas Duvoux est l’auteur de Les inégalités sociales (Presses universitaires de France - Puf - 2017) et Les oubliés du rêve américain (Puf, 2015).

lundi 19 mars 2018

Politique & Eco n° 163 : Macron et ses horizons chimériques (tvliberts)

1. Les dessous de l’économie avec Natasha Königsberg.
2. Olivier Pichon reçoit Hilaire de Crémiers, directeur de publication de Politique Magazine.
A. La France paysanne et l’Europe selon Macron.
– Une mort programmée pour la paysannerie.
– Une agriculture en chiffres. Que sont les paysans devenus ?
– Où est l’enracinement ?
– Centralisation contre proximité.
– Les collectivités territoriales asphyxiées.
– Ces réformes qui plaisent mais qui visent un autre but.
– Projet européen ou projet allemand ?
– Macron refondateur de l’Europe ?
– Davos et la gouvernance intelligente de Macron .
– Les peuples de l’Europe sont entés en dissidence.
– Macron arrive trop tard.
– Hollande a encore perdu une occasion de se taire.
B. L’Europe en échec et les projets institutionnels de Macron.
– Politique Magazine de mars, comment se le procurer ?
– PM le site : politiquemagazine.fr
– Les élections italiennes.
– Le refus de la politique des quotas d’immigrés.
– Les oligarques vivent-ils dans les mêmes quartiers ?
– Le refus des listes transnationales, Macron en échec au parlement européen.
– Le Grand Paris et la métropolisation mondiale.
– Centralisation de la justice.
– Zones de non droit et quartiers privilégiés, une préfiguration des guerres futures, la Ghouta et Damas, Molenbeck et Bruxelles.
– Economie : crise ou pas crise ?
– Les institutions, le problème de la représentation confisquée par les partis.
– Macron et LREM un scenario déjà vu dans l’histoire française.
– La république déifiée alors qu’elle n’est qu’un concept.
– Une divinité qui nous impose sa loi.
– Il est interdit de penser autrement.
C. La religion républicaine et la réforme des institutions.

– Les incroyants de la religion républicaine : là est la véritable liberté de penser.
– Les institutions sont-elles efficaces ?
– Les propositions de Macron soumises à la critique : réduction de la fonction parlementaire.
– Droit d’amendement, réduction du nombre des députés etc.
– La vraie question : de quel droit les partis se sont-ils emparés de la représentation ?
– La circonscription : un devoir de représentation .
– Ces réformes couvrent des arrières pensées macroniennes : jacobinisme et mondialisme.
– Le problème corse, une exception particulière ne saurait faire une loi générale, demain les bretons et les alsaciens.
– Macron «  en même temps » veut le beurre et l’argent du beurre et… toute la crémière !

Le mépris macronien ( Vox Plebeia)


vendredi 16 mars 2018

Politique & Eco n°162 : Ida de Chavagnac, lanceur d’alerte (tvlibertes)

Pierre Bergerault reçoit Ida de Chavagnac, ancienne analyste financière au Crédit Agricole. Lanceur d’alerte, elle est venue présenter son livre “Alerte rouge sur la banque verte” aux éditions de l’Aencre.

jeudi 15 mars 2018

Pierre Jovanovic : 70 % des Italiens contre l’Europe ! (tvlibertes)

Le journaliste Pierre Jovanovic s’est rendu à Rome pour suivre, sur place, les élections italiennes et leurs conséquences. Pierre Jovanovic nous propose une analyse et un regard bien éloignés de la pensée maintsream. Il nous fait part de sa conviction profonde que nous observons les prémices du grand effondrement de l’Europe. Il évoque la révolte des Italiens contre la politique migratoire imposée par l’Europe et contre l’austérité :”Les technocrates de Bruxelles n’arriveront pas à écraser les Italiens comme ils ont écrasé les Grecs !”.

L'Heure la plus sombre n°91 - Le Mondialisme - avec Pierre Hillard (ERTV Officiel)

POINT DE VUE

samedi 10 mars 2018

A l’hôpital, « nous sommes dans une logique fordiste : les femmes doivent accoucher à la chaîne » (basta)

PAR 
« Beaucoup sont convaincus du fait que les femmes se sont battues pour accoucher à l’hôpital, mais ce n’est pas du tout le cas. » Derrière cette fausse évidence combattue par Marie-Hélène Lahaye, auteure du livre Accouchement, les femmes méritent mieux, se cache l’histoire d’une médicalisation à l’extrême de l’accouchement : l’usage d’hormone pour accélérer le travail, comme le recours exagéré à la péridurale ou aux épisiotomies, dont les conséquences ressemblent parfois à celles de l’excision, dessinent le portrait d’un hôpital plus soucieux de productivité que du respect des femmes. En lieu et place de cette maltraitance qui laisse des traces, des alternatives existent pourtant. Entretien.
Basta ! : En France, l’hôpital possède un quasi-monopole sur l’accouchement. Dans votre ouvrage, vous rappelez que cette médicalisation à outrance a été imposée aux femmes, bien plus que revendiquée par elles. Pourquoi ?
Marie-Hélène Lahaye [1] : Beaucoup de gens, y compris des féministes, sont convaincus du fait que les femmes se sont battues pour accoucher à l’hôpital, et cesser de mourir en mettant leurs enfants au monde. Ce n’est pas du tout le cas. Historiquement, la médicalisation de l’accouchement s’est faite sous la pression des pouvoirs publics, dans le cadre de politiques natalistes. A partir du 18ème siècle, il a été considéré qu’une nation devait avoir beaucoup d’enfants, puisque cela lui permettait d’avoir à terme de nombreux soldats pour faire la guerre et de nombreux bras pour faire tourner l’économie. Cette volonté de voir la population augmenter s’est accentuée aux 19ème et 20ème siècles, avec des lois interdisant la contraception et l’IVG, et une médicalisation croissante de l’accouchement renforçant le rôle du médecin.
Dans l’entre-deux-guerres, pendant la période fasciste que traverse l’Europe, les lois contre la contraception et l’avortement sont encore renforcées. Parallèlement, une médicalisation croissante de l’accouchement se met en place en poussant les femmes vers les hôpitaux. Mais encore au début du 20ème siècle, les femmes résistent, elles ne veulent pas aller accoucher à l’hôpital. Les pouvoirs publics ont fini par avoir raison de cette résistance après la Seconde guerre mondiale, en proposant aux femmes qui accouchent à l’hôpital de ne plus avancer les frais, au contraire de celles qui accouchent à la maison.
Pourquoi les femmes ne voulaient-elles pas se rendre dans les hôpitaux pour mettre leurs enfants au monde, en préférant rester chez elles ?
Aux 18ème et 19ème siècles, les hôpitaux n’étaient vraiment pas attirants. On y accueillait les femmes sans toit, méprisées par la société, y compris par les soignants qui les accueillaient : les sans-abris, les prostituées, les petites bonnes enceintes suite aux viols de leurs patrons. La plupart de ces femmes mettaient au monde des « bâtards », qu’elles abandonnaient en général aussitôt. Les hôpitaux étaient de vrais mouroirs pour les femmes qui accouchaient, en premier lieu à cause du manque d’hygiène. Les médecins passaient de la morgue aux salles d’accouchement sans se laver les mains et transmettaient aux femmes un germe à l’origine de la fièvre puerpérale, qui les tuait massivement.

Les conditions d’hygiène ont commencé à s’améliorer suite à la découverte de ce germe. Il y eu ensuite Pasteur, sa théorie microbienne et l’aseptisation des lieux qui est devenue plus systématique. Malgré ces progrès, les hôpitaux ont conservé cette image négative. Ils ont continué à être des lieux sans intimité, où les femmes n’étaient pas respectées. Elles continuaient par conséquent à préférer accoucher chez elles.
Pourquoi la mortalité des femmes en couches a-t-elle diminué ?
Après la Seconde guerre mondiale, on voit la mortalité maternelle s’effondrer partout en occident pour diverses raisons : à l’asepsie généralisée, s’ajoutent la découverte des antibiotiques, puis la possibilité de faire des transfusions sanguines. Les femmes sont aussi plus robustes et en meilleure santé. Il faut se souvenir de leurs conditions de vie au 19ème siècle : elles travaillaient dur, étaient mal nourries, enchaînaient les grossesses, sans nécessairement l’avoir voulu.
Ce sont donc les progrès de la médecine générale et l’amélioration des conditions de vie qui font chuter la mortalité maternelle. Ce n’est ni l’hôpital, ni l’obstétrique [spécialité médico-chirurgicale qui a pour objet la prise en charge de la grossesse et de l’accouchement, ndlr]. Entre 1945 et 1950, plus de la moitié des femmes continuent à accoucher à domicile ! Ensuite, dans les décennies suivantes, la médicalisation augmente, sans qu’il y ait d’impact notable sur la mortalité des femmes qui accouchent. 10 % des femmes ont un accouchement compliqué, et pour elles, il est évident que l’obstétrique est nécessaire. Mais toutes les autres peuvent parfaitement accoucher sans !
Ces progrès de la médecine se sont peu à peu transformés en standardisation de l’accouchement, avec une hyper médicalisation qui peut également entraîner des complications, dites-vous. Pourquoi ?
Aujourd’hui en France, toutes les femmes, ou presque, accouchent à l’hôpital. Le protocole qu’on leur impose n’est pas du tout prévu pour les sauver ou les protéger, mais pour que l’hôpital tourne le plus vite possible. Il s’agit d’une logique fordiste : les femmes doivent accoucher à la chaîne, avec des sages-femmes qui courent d’une salle à l’autre, en accélérant le travail ici, et en le ralentissant ailleurs... Il n’y a pas d’accompagnement humain, ni de prise en compte des souhaits individuels, mais des normes déconnectées de la réalité physiologique de l’accouchement. Parmi ces normes : le dogme selon lequel le col de l’utérus doit s’ouvrir d’un centimètre par heure. Pour contrôler ce rythme, totalement arbitraire, on impose aux femmes des touchers vaginaux réguliers, c’est à dire qu’on leur enfonce deux doigts très profondément dans le vagin pour mesure l’ouverture du col. Ce peut être une personne différente à chaque fois.
Si ce timing, cette norme, ne sont pas respectés, on propose alors aux femmes de leur injecter de l’ocytocine de synthèse qui imite l’hormone naturelle du même nom, responsable du bon déroulement de l’accouchement en assurant les contractions de l’utérus. En 2016 en France, 52 % des femmes reçoivent de l’ocytocine de synthèse pour que leur accouchement soit accéléré. Peut-être faut-il rappeler que l’accouchement est un processus très lent. L’utérus, devenu pour l’occasion le muscle le plus puissant de l’organisme, pousse petit à petit le fœtus vers la sortie, au cours d’une période s’étalant sur de nombreuses heures, parfois même sur plusieurs jours. Le bébé avance millimètre par millimètre, en toute sécurité vers sa naissance.
En quoi ces « accélérations » d’accouchement peuvent-elles être problématiques ?
Les injections d’ocytocine de synthèse ne sont pas sans conséquences, ce que l’on se garde bien de dire aux femmes. Première conséquences : la douleur. Si les contractions sont naturelles, le corps produit en même temps des endorphines qui atténuent la douleur et rendent les choses supportables. Avec les hormones de synthèse, certaines femmes peuvent se retrouver avec une contraction qui ne cesse pas, au lieu des vagues qui arrivent régulièrement et qui permettent de récupérer entre chaque contraction. Elles ont d’autant plus mal qu’on leur impose de rester allongées sur le dos, alors que pour gérer la douleur, il vaut mieux être mobile. Résultat : on leur pose une péridurale. 82 % des femmes en France accouchent avec une péridurale. Dans d’autres pays, seules 15 à 20% des femmes en ont besoin.
Deuxième conséquence : les risques de complications comme la souffrance fœtale ou l’hémorragie de la délivrance. Le bébé n’arrive pas forcément à supporter les violentes contractions entraînées par l’injection d’ocytocine. Cela augmente les taux de césariennes, pour le soustraire rapidement à la violence des contractions. Les hémorragies de la délivrance sont aussi plus nombreuses. Pourquoi ? Parce que l’utérus, sur-sollicité par l’ocytocine de synthèse peut se retrouver en incapacité de fermer les vaisseaux sanguins reliés au placenta, ce qu’il fait normalement en se contractant une dernière fois quand le placenta est sorti. Enfin, l’exposition à l’ocytocine de synthèse augmente de 30 % les risques de dépression post-partum. Dès 1997, l’OMS a classé l’accélération de l’accouchement par l’ocytocine comme une pratique fréquemment utilisée à tort.
Vous questionnez le recours trop systématique à la péridurale. Ne s’agit-il pas néanmoins d’un indéniable progrès, qui libère les femmes de la douleur ?
Il est très compliqué de questionner cette technique, tant elle apparaît effectivement comme un instrument de libération des femmes de la terrible malédiction divine spécifiant : « Tu accoucheras dans la douleur. » Mais la péridurale ne garantit pas un accouchement indolore ; et bien des femmes sont fort déçues de la réalité lorsque le jour de l’accouchement arrive. D’abord, la péridurale n’est pas posée immédiatement. Souvent, les femmes doivent attendre, certains hôpitaux ne l’administrant qu’une fois le col ouvert de 4 ou 5 centimètres. Les soignants ne tiennent pas forcément compte de ce que demandent les femmes. De plus, dans 10 à 20% des cas, la péridurale ne fonctionne pas, ou alors sur seulement une moitié latérale du corps. Il y a enfin divers effets secondaires, notamment une augmentation de 40% du risque de césarienne et d’extraction instrumentale du bébé – avec des forceps.
Curieusement, la littérature scientifique est incapable de lier, d’une part, le taux de satisfaction des femmes, d’autre part le fait d’avoir eu une péridurale. Une étude menée en 2013 par le collectif inter-associatif autour de la naissance Ciane révèle même que la proportion de femmes satisfaites de leur accouchement est nettement supérieure chez celles n’ayant pas bénéficié d’une péridurale. Il ne s’agit évidemment pas de s’opposer par principe à cette pratique, qui peut réellement soulager les femmes. Mais son usage doit dépendre du point de vue de chacune. J’ajoute que si une femme demande une césarienne alors que cela n’est pas nécessaire, cela doit être possible également. Il s’agit de laisser les femmes choisir, de les respecter, et de faire confiance à leurs capacités à mettre au monde leur enfant sans danger pour elles, ni pour leur bébé.
Vous évoquez également de nombreux mauvais traitements, comme par exemple l’interdiction de boire et de manger, ou l’obligation d’accoucher sur le dos...
En 2016 en France, 88,5 % des femmes étaient couchées sur le dos durant toute la durée de leur travail. 95 % l’étaient au moment de l’expulsion. C’est d’ailleurs l’image que tout le monde a de l’accouchement : une femme allongée sur le dos, les jambes en l’air. Cette position n’a pourtant rien de naturel, au contraire. Elle a été imposée au fil de 20ème siècle, avant tout pour le confort des médecins qui n’ont plus besoin de se baisser, et voient mieux « ce qui se passe ». Douloureuse et inconfortable, elle est aussi aberrante au niveau physiologique puisqu’elle ne fait pas profiter le fœtus des effets de la gravité, ni de tous les mouvements du corps et du bassin de la femme permettant sa bonne progression.
Par ailleurs, certaines femmes rapportent que ce qu’elles ont trouvé le plus pénible lors de leur accouchement, ce n’est pas d’avoir mal, mais d’avoir faim et soif ! En France, de nombreuses maternités interdisent aux femmes de boire et de manger pendant qu’elles accouchent. Le corps médical avance le risque d’étouffement, si l’estomac des femmes est plein et qu’elles doivent subir une anesthésie générale. Rappelons le fait que plus de 80 % des femmes ont une péridurale : brandir les risques dus à une anesthésie générale paraît donc un peu tordu. On sait en plus aujourd’hui comment vider l’estomac en cas d’intervention urgente, c’est ce qui se passe quand des personnes ont de graves accidents de voiture de retour d’un bon dîner bien arrosé par exemple… Interdire aux femmes de boire et manger relève du dogme, et non de la science. C’est aussi une maltraitance au vu du prodigieux effort physique que représente un accouchement, que l’on peut comparer à un marathon.
Vous mettez en cause le recours aux épisiotomies de routine. Pourquoi ?
L’autre argument employé pour justifier la position allongée des femmes, avance qu’il serait plus facile, pour le médecin, de procéder à une épisiotomie. Cette « opération » consiste à sectionner sur plusieurs centimètres, au bistouri ou au ciseau, la chair, la muqueuse et le muscle du périnée de la femme qui accouche, juste avant la naissance du bébé, puis à recoudre cette incision. Cette mutilation inclut la section définitive de nerfs, voire d’une partie profonde du clitoris dont on sait maintenant qu’il se prolonge de part et d’autre du vagin. Les conséquences de l’épisiotomie ressemblent pour beaucoup des femmes à celles de l’excision : douleurs intenses pendant plusieurs semaines, perte d’estime de soi, souffrance pendant les relations sexuelles, chute de libido, dépression. Pour justifier cette pratique cruelle, le mondé médical a d’abord invoqué la protection du bébé : protéger le cerveau des enfants, qui risquerait d’être endommagé lors du passage dans le vagin de leur mère. Puis on s’est rendu compte que ce n’était pas valide.
On a donc gardé la pratique, mais on a dit que c’était pour protéger le périnée des femmes, et empêcher les déchirures. Ce qui est également faux. Les études démontrent que l’épisiotomie non seulement n’évite pas les très rares déchirures importantes du périnée, mais surtout en augmente la gravité. Preuve de l’irrationalité de cette pratique : la grande variation des chiffres d’un pays à l’autre, d’un hôpital à l’autre et d’un soignant à l’autre. En 2010 en France, 27 % des femmes qui ont accouché ont subi une épisiotomie (44 % pour les femmes accouchant de leur premier enfant). La même année, elles étaient 75 % à Chypre et 73 % au Portugal, ces deux pays occupant le haut du classement dans la découpe du sexe des femmes. En revanche, elles n’étaient que 7 % en Suède et 5 % au Danemark. Dans les hôpitaux de Nanterre et Besançon, qui se sont engagés contre les épisiotomies de routine, les soignants ne pratiquent ce geste que sur moins de 1 % de leurs patientes !
Le corps des femmes est capable de mettre les enfants au monde, rappelez-vous. Peut-être l’accouchement pourrait-il même être l’occasion pour elles de se découvrir des forces insoupçonnées ?
Les femmes qui accouchent, quand on les laisse tranquilles, ont des forces décuplées. Et si elles crient ce n’est pas forcément de douleur, mais parce qu’elles vivent des sensations très fortes. Un peu comme quand on saute en parachute ou qu’on est sur des montagnes russes. Mais dans une société sexiste, l’image d’une femme puissante, qui crie, cela ne cadre pas. On préfère une vision de la femme fragile, avec un corps défaillant, qui tombe dans les pommes à la moindre émotion. Il vaut mieux qu’elle se taise, qu’elle ne bouge pas, qu’elle soit souriante et bien coiffée. Certains médecins présentent d’ailleurs la péridurale comme le moyen idéal d’avoir des salles d’accouchement silencieuses.
Il faut arrêter d’affirmer aux femmes qu’elles risquent de mourir en mettant leurs enfants au monde. 90 % d’entre elles peuvent accoucher sans aucune aide, médicale j’entends. Ce dont elles ont besoin, c’est de soutien émotionnel, parce que c’est intense. C’est ce que font normalement les sages-femmes. Évidemment, il faut pour cela qu’elles soient très disponibles, et qu’elles ne courent pas d’une salle à l’autre comme c’est le cas actuellement dans les hôpitaux, et comme cela risque de s’aggraver au fil des réformes que subit l’hôpital public.
Peut-on néanmoins espérer que cette situation évolue dans le bon sens ?
C’est un système qui reste compliqué à changer de l’intérieur. En France, il est difficile pour une femme de trouver une alternative à l’hôpital. Les sages-femmes à domicile, celles qui veulent travailler différemment et décident de s’installer en libéral, sont mises en difficultés par les pouvoirs publics qui exigent d’elles de payer des assurances très élevées. Quant aux maisons de naissance, elles restent très marginales. Le changement viendra peut-être grâce à nos voisins ? Aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, les services de médecine encouragent les femmes à accoucher chez elles, parce qu’elles y sont mieux, plus tranquilles. Elles ne subissent pas d’actes médicaux dommageables, et les risques ne sont pas plus élevés. Les pays où l’accouchement est très médicalisé ne sont pas ceux où les décès sont les moins nombreux. En France, où le médicalisation est forte, la mortalité maternelle est de 8,4 décès pour 100 000 naissances. Aux Pays-Bas où, en 2010, un quart des femmes ont accouché à domicile accompagnées d’une sage-femme, la mortalité maternelle est de 4,9 sur 100 000 naissances.
Il faudrait que les responsables politiques cessent de déléguer la question de l’accouchement aux seuls médecins. Il s’agit d’une vraie question de santé publique, et de liberté des femmes. Il y a en France 800 000 accouchements par an. Au moins 20 000 à 40 000 femmes y sont réellement maltraitées. 6% des femmes qui accouchent développement des stress post traumatiques, parce qu’elles ont été menacées dans leur intégrité physique [2]. Comme les soldats qui reviennent de la guerre ou les victimes d’attentats, elles ont peur, font des cauchemars, sont en grande fragilité psychologique. Pour certaines, cela peut porter atteinte au lien qu’elles nouent avec leur enfant. A contrario, une femme qui a pu exprimer sa pleine puissance, qui a été valorisée et considérée, sera moins sujette au baby blues et aux difficultés avec son nouveau-né. Les conditions d’accouchement sont un véritable problème de santé public. Il est temps que la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, s’empare de cette question.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Marie-Hélène Lahaye, Accouchement, les femmes méritent mieux, Éditions Michalon, 2018, 20 euros.

Notes

[1
Marie-Hélène Lahaye, juriste, est auteure du blog Marie accouche là, explorations politiques et féministes autour de la naissance. Elle viens de publier Accouchement, les femmes méritent mieux, aux Éditions Michalon, 2018, 20 euros.
[2
Voir ici. Le chiffre de 20 000 à 40 000 femmes est une extrapolation (prudente) des 6% de stress-post traumatiques sur les 800 000 accouchements qui ont lieu chaque année.